Mazé'yum avait beau retourner la question dans tous les sens, aucun chemin parfait n’émergeait. Il devait donc se rabattre sur les autres options, avec les contraintes que cela amenait.
La principale difficulté tenait au dosage. Vu l’action du produit, il fallait impérativement adapter la mesure à la qualité de la graine de vie. Malheureusement, malgré presque un siècle de données et de savoirs cumulés entre les connaissances de son maitre et ses propres expériences, la catégorisation des graines de vie n’était pas encore complète ni repérable par un test absolument fiable.
Ce qui demandait de trouver des sujets de test sacrifiables. Graine de vie oblige, forcément des homins. L’histoire avec le marchand avait été une erreur, sans conséquence pour le moment, mais qu’il ne pouvait pas se permettre de répéter. Il n’avait pas envie de repartir en exil.
Habituellement, Mazé'yum pouvait compter sur un vivier de cobayes consentants de toute sorte. Même là, malgré les dangers, les volontaires ne manqueraient pas s’il vendait l’expérience de la bonne façon. Il avait bien vu les yeux brillants de ses assistants, impatients de goûter au liquide noir contenu dans les fioles. Ils lui étaient cependant plus utiles en restant en vie pour le moment.
Il avait été tenté d’en donner une dose à Nikuya, en la présentant comme complément du médicament qu’il administrait à son apprentie. Il était raisonnablement certain de sa formulation, et en tant qu’Antekamie elle avait toutes les chances d’y survivre. D’un autre côté, l’homine était actuellement fragilisée, les drogues qu’elle prenait pouvant entrer en interaction avec la pseudo-sève noire. Si elle mourait (et ce n’était pas exclu), non seulement il perdrait une élève prometteuse quoique qu’indisciplinée, mais en plus il aurait rapidement sur le dos toute la tribu Antekamie. Même chose pour le clan de la Sève noire : ils étaient tous volontaires, mais s’il les décimait, les survivants et les autres maraudeurs risquaient de lui en tenir rancune. Une logique identique s’appliquait aux diverses tribus avec lesquels il avait l’habitude de travailler. Il ne pouvait pas se permettre de tuer trop de ce genre de partenaire : c’était mauvais pour les relations et l’approvisionnement des cobayes ultérieurs.
Les options suivantes impliquaient forcément des homins avec des graines de vie de moindre qualité, donc des probabilités plus grandes de les envoyer dans les limbes définitivement sans savoir si le problème venait de sa formule ou de leur résistance pitoyable. Là encore, le zoraï privilégiait des « volontaires », même si ces derniers n’étaient peut-être pas avertis des véritables conséquences de ses essais. Il y avait toujours assez de ces déchets dans chaque civilisation. Personne ne viendrait se plaindre de leur disparition, ils ne manqueraient à personne. Mazé'yum aurait préféré que ses alliés l’approvisionnent, mais il ne pouvait pas miser sur leur fiabilité : ils allaient encore enlever des homins avec famille et amis, et d’ici quelques mois une foule en colère demanderait des comptes. Il avait hésité à embarquer ses assistants dans le rabattage ; après tout, ces deux-là avaient commencé de la même façon. La fille était déjà assez méfiante comme ça. Si elle voyait d’autres paumés similaires à elle disparaître, elle risquait de devenir vraiment déloyale. Le gamin était idiot et il lui avait fait sortir quelques déshérités des villes, puis le scientifique l’avait renvoyé avant de passer aux choses sérieuses. Là aussi, pas besoin que le tryker comprenne ce qui arrivait aux yubos perdus tombant sur les mauvaises expériences. Enfin, il avait tenu ses apprenties à l’écart : il doutait qu’elles aient le cœur assez accroché pour aller au bout. Non, pire : il ne leur faisait définitivement pas confiance pour ce genre d’expérience.
Il ne tenait pas à avoir à nouveau des témoins de ses échecs, peu importe leur rang et leur rôle. Mazé'yum travaillait soigneusement sa réputation depuis son retour dans les Nouvelles Terres et ce n’était pas pour tout mettre en l’air maintenant, alors qu’il était à l’aube de grandes découvertes. Il avait été d’une prudence excessive, s’assurant que nul ne voit son masque dans ses allées et venues, ni ne trouve les traces de ses expériences.
Le dernier cobaye avait été prometteur. Il avait presque survécu, suffisamment longtemps en tout cas pour valider la formule et les essais préliminaires. Mazé'yum était revenu à l'un de ses laboratoires, afin de reprendre la procédure encore une fois. Il allait être temps de passer à d’autres tests. Tant pis pour le faible échantillonnage ; tant pis pour les risques sur ses alliés. Le risque de destruction de la graine de vie semblait maîtrisée. Sur des graines de vie de bonne qualité, il n'y aurait plus de ratés. Il ne pouvait de toute façon pas progresser avec du matériel de si piètre qualité. Il lui fallait des homins solides.
Le cri de son assistant lui fit relever le nez de ses cornues. Dans l’entrée, une silhouette familière se dressait. Comment faisait-elle pour toujours le retrouver ? Ce n’était vraiment pas le moment…
L’homine boita jusqu’à l’établi, frôlant de ses griffes les éprouvettes. Mazé'yum frémit, imaginant sans peine le résultat si elle contaminait un échantillon. Puis elle prit un des tubes, le soulevant et admirant sa texture et sa couleur. De sa voix rauque et protéiforme, elle murmura :
— Est-ce que c’en est ?
— De la sève noire ? Je l’espère. Je n’ai pas fini les essais.
Elle reposa l’échantillon. Le scientifique nota soigneusement sa position pour le jeter par la suite. Non, il jetterait l’ensemble de la production, tant pis pour la perte de temps et de matériel : la seule présence de l’homine était un aléa impossible à maitriser.
Puis elle défit une de ses manches. Mazé'yum l’observa, fasciné. Ce n’était pas souvent qu’elle laissait voir sa peau couverte de plaies suintantes et violacées. Des griffes acérées de sa Zo’Tan-ko, elle s’incisa jusqu’à faire couler un sang presque noir, puis reprit l’éprouvette et versa quelques gouttes sur la blessure.
Les trois spectateurs retenaient leur souffle. Durant quelques instants, rien ne se passa.
Puis l’homine fut prise d’une grande convulsion, poussa un cri étrange et tomba au sol, où elle s’agita un moment avant de se figer dans une immobilité de mauvais aloi. Avec prudence, Mazé'yum se rapprocha, puis se mit à chercher un signe de vie. Pendant une longue minute, elle ne respira pas. Puis elle se redressa brusquement en inspirant bruyamment. Avec un grommellement, le scientifique récupéra de quoi soigner les plaies du bras (ou du moins éponger les suintements), puis lui remis sa manche.
— Tu es toujours si attentionné.
Ce n’était plus la voix multiple, mais celle chaude et douce qu’il avait baptisé « An ». C’était préférable à la précédente. Elle continua :
— Ils ont emprisonné l’Émissaire… le savais-tu ? Ils ne valent pas mieux.
— Je sais.
Une histoire vieille du second Essaim, qu’elle ressassait régulièrement. Mais la suite était nouvelle :
— C’est ce jour-là que j’ai expérimenté la Sève Noire. Très peu. Ce n’était qu’un avant-goût. Ils pensaient que je les rejoindrais. Mais aucune de nous ne voulait cela. Pas de cette façon. Il ne s’en est pas fallu de beaucoup, pourtant.
— Tu sais à quoi ressemble la Sève Noire ? Est-ce que je m’en approche ?
— Oui. Presque. Mais certaines choses ne sont pas pareilles.
An se releva, réunissant les ingrédients, les reniflant, parcourant les notes.
— Yui. C’est évident. Ici, et là. Il y a un déséquilibre.
Ses indications étaient laconiques, mais Mazé'yum la fréquentait depuis assez longtemps et connaissait assez son travail pour comprendre où elle voulait aller. Elle termina :
— Ainsi, c’était ça. Et ceci, le fu-shia ; tu ne peux pas le traiter comme quantité négligeable, il a son rôle aussi. Tu sais faire mieux que cela, il n’est pas assez pur.
— Ce n’est pas le fu-shia qui se lie à la graine de vie, à ce stade…
La voix changea encore, de nouveau rauque, acide.
— Baka. Écoute ce qu’elle te dit. Tu as des yeux, mais tu ne vois pas. Tu ne regardes que les détails. Tu crois comprendre parce que tu es imbu de ton propre savoir. Le fu-shia est aussi important que le raffinement des autres ingrédients. Tu ne peux pas l’entendre, il te manque quelque chose, mais si tu l’ignores, cela ne marchera pas.
L’homine se tourna vers les deux assistants blottis l’un contre l’autre dans un coin de l’atelier, et s’approcha d’eux.
— Regarde-les. Nos deux petits cadeaux. Tu ne vois pas ? Ils ont le lien, eux. Ils comprennent l’intérêt du fu-shia.
En son for intérieur, Mazé'yum estimait qu’en effet les deux junkies étaient du genre à apprécier les propriétés hallucinogènes de la plante. Mais il n’était pas certain que ce soit ce à quoi son instable professeure faisait référence.
Elle se détourna des deux trykers tremblotants, revint à l’établi et reprit l’éprouvette, avant de partir avec. Mazé'yum vérifia qu’elle n’était réellement plus dans la zone, puis lança ses ordres.
— Décontamination complète. Brûlez tout ce qui peut brûler, lavez le reste autant que possible.
Elle lui faisait perdre de précieux jours de travail… mais dans le même temps, il en gagnerait si ses intuitions étaient bonnes.
La principale difficulté tenait au dosage. Vu l’action du produit, il fallait impérativement adapter la mesure à la qualité de la graine de vie. Malheureusement, malgré presque un siècle de données et de savoirs cumulés entre les connaissances de son maitre et ses propres expériences, la catégorisation des graines de vie n’était pas encore complète ni repérable par un test absolument fiable.
Ce qui demandait de trouver des sujets de test sacrifiables. Graine de vie oblige, forcément des homins. L’histoire avec le marchand avait été une erreur, sans conséquence pour le moment, mais qu’il ne pouvait pas se permettre de répéter. Il n’avait pas envie de repartir en exil.
Habituellement, Mazé'yum pouvait compter sur un vivier de cobayes consentants de toute sorte. Même là, malgré les dangers, les volontaires ne manqueraient pas s’il vendait l’expérience de la bonne façon. Il avait bien vu les yeux brillants de ses assistants, impatients de goûter au liquide noir contenu dans les fioles. Ils lui étaient cependant plus utiles en restant en vie pour le moment.
Il avait été tenté d’en donner une dose à Nikuya, en la présentant comme complément du médicament qu’il administrait à son apprentie. Il était raisonnablement certain de sa formulation, et en tant qu’Antekamie elle avait toutes les chances d’y survivre. D’un autre côté, l’homine était actuellement fragilisée, les drogues qu’elle prenait pouvant entrer en interaction avec la pseudo-sève noire. Si elle mourait (et ce n’était pas exclu), non seulement il perdrait une élève prometteuse quoique qu’indisciplinée, mais en plus il aurait rapidement sur le dos toute la tribu Antekamie. Même chose pour le clan de la Sève noire : ils étaient tous volontaires, mais s’il les décimait, les survivants et les autres maraudeurs risquaient de lui en tenir rancune. Une logique identique s’appliquait aux diverses tribus avec lesquels il avait l’habitude de travailler. Il ne pouvait pas se permettre de tuer trop de ce genre de partenaire : c’était mauvais pour les relations et l’approvisionnement des cobayes ultérieurs.
Les options suivantes impliquaient forcément des homins avec des graines de vie de moindre qualité, donc des probabilités plus grandes de les envoyer dans les limbes définitivement sans savoir si le problème venait de sa formule ou de leur résistance pitoyable. Là encore, le zoraï privilégiait des « volontaires », même si ces derniers n’étaient peut-être pas avertis des véritables conséquences de ses essais. Il y avait toujours assez de ces déchets dans chaque civilisation. Personne ne viendrait se plaindre de leur disparition, ils ne manqueraient à personne. Mazé'yum aurait préféré que ses alliés l’approvisionnent, mais il ne pouvait pas miser sur leur fiabilité : ils allaient encore enlever des homins avec famille et amis, et d’ici quelques mois une foule en colère demanderait des comptes. Il avait hésité à embarquer ses assistants dans le rabattage ; après tout, ces deux-là avaient commencé de la même façon. La fille était déjà assez méfiante comme ça. Si elle voyait d’autres paumés similaires à elle disparaître, elle risquait de devenir vraiment déloyale. Le gamin était idiot et il lui avait fait sortir quelques déshérités des villes, puis le scientifique l’avait renvoyé avant de passer aux choses sérieuses. Là aussi, pas besoin que le tryker comprenne ce qui arrivait aux yubos perdus tombant sur les mauvaises expériences. Enfin, il avait tenu ses apprenties à l’écart : il doutait qu’elles aient le cœur assez accroché pour aller au bout. Non, pire : il ne leur faisait définitivement pas confiance pour ce genre d’expérience.
Il ne tenait pas à avoir à nouveau des témoins de ses échecs, peu importe leur rang et leur rôle. Mazé'yum travaillait soigneusement sa réputation depuis son retour dans les Nouvelles Terres et ce n’était pas pour tout mettre en l’air maintenant, alors qu’il était à l’aube de grandes découvertes. Il avait été d’une prudence excessive, s’assurant que nul ne voit son masque dans ses allées et venues, ni ne trouve les traces de ses expériences.
Le dernier cobaye avait été prometteur. Il avait presque survécu, suffisamment longtemps en tout cas pour valider la formule et les essais préliminaires. Mazé'yum était revenu à l'un de ses laboratoires, afin de reprendre la procédure encore une fois. Il allait être temps de passer à d’autres tests. Tant pis pour le faible échantillonnage ; tant pis pour les risques sur ses alliés. Le risque de destruction de la graine de vie semblait maîtrisée. Sur des graines de vie de bonne qualité, il n'y aurait plus de ratés. Il ne pouvait de toute façon pas progresser avec du matériel de si piètre qualité. Il lui fallait des homins solides.
Le cri de son assistant lui fit relever le nez de ses cornues. Dans l’entrée, une silhouette familière se dressait. Comment faisait-elle pour toujours le retrouver ? Ce n’était vraiment pas le moment…
L’homine boita jusqu’à l’établi, frôlant de ses griffes les éprouvettes. Mazé'yum frémit, imaginant sans peine le résultat si elle contaminait un échantillon. Puis elle prit un des tubes, le soulevant et admirant sa texture et sa couleur. De sa voix rauque et protéiforme, elle murmura :
— Est-ce que c’en est ?
— De la sève noire ? Je l’espère. Je n’ai pas fini les essais.
Elle reposa l’échantillon. Le scientifique nota soigneusement sa position pour le jeter par la suite. Non, il jetterait l’ensemble de la production, tant pis pour la perte de temps et de matériel : la seule présence de l’homine était un aléa impossible à maitriser.
Puis elle défit une de ses manches. Mazé'yum l’observa, fasciné. Ce n’était pas souvent qu’elle laissait voir sa peau couverte de plaies suintantes et violacées. Des griffes acérées de sa Zo’Tan-ko, elle s’incisa jusqu’à faire couler un sang presque noir, puis reprit l’éprouvette et versa quelques gouttes sur la blessure.
Les trois spectateurs retenaient leur souffle. Durant quelques instants, rien ne se passa.
Puis l’homine fut prise d’une grande convulsion, poussa un cri étrange et tomba au sol, où elle s’agita un moment avant de se figer dans une immobilité de mauvais aloi. Avec prudence, Mazé'yum se rapprocha, puis se mit à chercher un signe de vie. Pendant une longue minute, elle ne respira pas. Puis elle se redressa brusquement en inspirant bruyamment. Avec un grommellement, le scientifique récupéra de quoi soigner les plaies du bras (ou du moins éponger les suintements), puis lui remis sa manche.
— Tu es toujours si attentionné.
Ce n’était plus la voix multiple, mais celle chaude et douce qu’il avait baptisé « An ». C’était préférable à la précédente. Elle continua :
— Ils ont emprisonné l’Émissaire… le savais-tu ? Ils ne valent pas mieux.
— Je sais.
Une histoire vieille du second Essaim, qu’elle ressassait régulièrement. Mais la suite était nouvelle :
— C’est ce jour-là que j’ai expérimenté la Sève Noire. Très peu. Ce n’était qu’un avant-goût. Ils pensaient que je les rejoindrais. Mais aucune de nous ne voulait cela. Pas de cette façon. Il ne s’en est pas fallu de beaucoup, pourtant.
— Tu sais à quoi ressemble la Sève Noire ? Est-ce que je m’en approche ?
— Oui. Presque. Mais certaines choses ne sont pas pareilles.
An se releva, réunissant les ingrédients, les reniflant, parcourant les notes.
— Yui. C’est évident. Ici, et là. Il y a un déséquilibre.
Ses indications étaient laconiques, mais Mazé'yum la fréquentait depuis assez longtemps et connaissait assez son travail pour comprendre où elle voulait aller. Elle termina :
— Ainsi, c’était ça. Et ceci, le fu-shia ; tu ne peux pas le traiter comme quantité négligeable, il a son rôle aussi. Tu sais faire mieux que cela, il n’est pas assez pur.
— Ce n’est pas le fu-shia qui se lie à la graine de vie, à ce stade…
La voix changea encore, de nouveau rauque, acide.
— Baka. Écoute ce qu’elle te dit. Tu as des yeux, mais tu ne vois pas. Tu ne regardes que les détails. Tu crois comprendre parce que tu es imbu de ton propre savoir. Le fu-shia est aussi important que le raffinement des autres ingrédients. Tu ne peux pas l’entendre, il te manque quelque chose, mais si tu l’ignores, cela ne marchera pas.
L’homine se tourna vers les deux assistants blottis l’un contre l’autre dans un coin de l’atelier, et s’approcha d’eux.
— Regarde-les. Nos deux petits cadeaux. Tu ne vois pas ? Ils ont le lien, eux. Ils comprennent l’intérêt du fu-shia.
En son for intérieur, Mazé'yum estimait qu’en effet les deux junkies étaient du genre à apprécier les propriétés hallucinogènes de la plante. Mais il n’était pas certain que ce soit ce à quoi son instable professeure faisait référence.
Elle se détourna des deux trykers tremblotants, revint à l’établi et reprit l’éprouvette, avant de partir avec. Mazé'yum vérifia qu’elle n’était réellement plus dans la zone, puis lança ses ordres.
— Décontamination complète. Brûlez tout ce qui peut brûler, lavez le reste autant que possible.
Elle lui faisait perdre de précieux jours de travail… mais dans le même temps, il en gagnerait si ses intuitions étaient bonnes.