Elle observe pensivement son fils. Elle l'aime infiniment, mais peut-elle prétendre le connaitre ?
Le grand zoraï mange les galettes sans entrain, ignorant le regard de sa mère posé sur lui. Il est perdu dans ses pensées et son masque affiche clairement qu'elles ne sont pas joyeuses. Ylang Hao s'inquiète tout autant de cette humeur sombre de plus en plus fréquente que de son manque d'appétit. Il a toujours été gourmand ; si même ce petit plaisir ne lui amène plus un sourire...
Cela leur demande un effort à tous les deux de briser le silence. Elle, parce qu'elle doit lutter contre l'effroi qu'il commence à faire naitre en elle ; lui, parce qu'il ne peux plus supporter de n'être jamais à la hauteur de ce qu'il suppose être les attentes de sa mère. Enfin, Ylang Hao rassemble son courage :
- Tu as encore des soucis avec ton ami ?
Il repose sa galette, un peu surpris :
- Mon ami ?
- Le karavanier...
- Je n'aurais pas dû t'en parler. Né, il n'y a rien.
Cependant, son masque tient un autre discours tandis qu'il repense au matis. À présent, c'est à dessein qu'Ylang Hao garde le silence, laissant son fils cheminer sans le brusquer.
- La dernière fois que je l'ai vu, finit-il par dire, j'étais en train de m'énerver après une fyros. Il a dû me prendre pour un barbare, ce que je suis de toute façon. Je ne pense pas qu'il me parlera à nouveau, après ça.
- Tu n'es pas un barbare, Nati...
- Cesse de m'appeler comme ça, je ne suis plus un enfant, et je ne suis pas nati !
Brutale explosion de colère. Ylang Hao se recule, se recroqueville, effrayée ; et son fils, face à la réaction de sa mère, se décompose complètement. En un instant, son courroux s'éteint, laissant place à sa honte :
- Mi... nu... guzu...
Elle prend quelques instants pour retrouver son souffle, ordonner ses pensées. Elle aurait envie de fuir au Temple, de se perdre dans les prières. Mais il ne faut pas se dérober, si elle veut l'aider. Elle comprend qu'il a encore plus besoin d'aide que les autres fois. Si elle veut le protéger du plus grand péril, alors elle doit tenir bon. Lorsqu'elle reprend la parole, sa voix est affirmée, même si sa posture trahit la tension qui l'habite :
- Fii, les mots ont du pouvoir, et tu le sais. Je t'ai baptisé de ces noms pour qu'ils te servent de point d'ancrage dans ta vie. Tu n'es pas ton père, ni personne de sa famille. Je t'ai dénommé Natikwaï afin de conjurer leur méchanceté, et Wa'laï pour que tu ne te perdes pas dans les ténèbres. Je t'ai donné le suffixe de mon propre prénom en espérant te transmettre un peu de ma foi, et celui de ton grand-père pour que son esprit te donne la force qui m'a souvent fait défaut. Je t'ai donné mon nom de famille, car si les Sen-Siang n'étaient pas parfaits, ils ont toujours respecté les valeurs zoraï et honoré les kamis. Quand tu me dis que tu es un barbare, comment puis-je l'accepter ? Je préfère conjurer le sort que tu te lances en te rappelant ton identité.
- Mon identité ? Tu oublies la partie qui ne vient pas de toi. J'ai l'impression de lutter contre elle sans cesse, ces derniers temps. Et plus je lutte, plus je la nourris !
Ylang Hao acquiesce du masque :
- Très certainement. Le Vide se nourrit du Vide. Kyo mayu kyo. Si tu le sais, pourquoi le fais-tu ?
- Si je baissais les bras, le Vide gagnerait aussi. Il gagne toujours, quoi qu'on fasse.
- Ce n'est pas vrai. As-tu perdu le chemin vers les kamis, pour ne plus trouver d'autres façons de voir le monde ?
Son fils, cette fois, retient à temps ce qu'il s'apprête à rétorquer. Elle le voit bouillonner, ouvrir la bouche pour parler, puis la refermer, serrer les dents. Au fond d'elle-même, elle se demande si la fréquentation de ce karavanier n'est pas le déclencheur de ces histoires. Elle le trouverait bien pour lui dire deux mots, si seulement elle savait de qui il s'agissait. Mais elle ne questionnera pas son fils pour le moment, elle n'ira pas non plus discuter avec le chef de guilde de son fils ; il faut d'abord que son enfant adoré revienne un peu vers la lumière, ou ils le perdront complètement. Et puis même si le karavanier est le déclencheur, il n'est pas la cause. La cause du vide qui ronge son cœur, elle a une petite idée de ce que c'est, et c'est un problème qui demanderait le soutien des prêtres et des Sages. Le voyant lutter avec succès contre la colère qui menace toujours de le submerger, Ylang Hao reprend avec douceur :
- Je te l'ai déjà dit la dernière fois. Je suis fière de toi, de tout ce que tu as réalisé depuis que tu es revenu sur le continent. Tu as travaillé dur, yui, et tu es en train de devenir un grand guerrier. Tu passes un temps infini à répondre aux demandes des kamis, tous font l'éloge de ta dévotion, et tu as même reçu la bénédiction réservée aux plus fidèles. Tu as accompli la difficile tâche que Plemus t'avait confiée ; je le sais, bien que tu n'en ai pas parlé, et je ne peux qu'imaginer à quel point cela a été difficile pour toi. Tu es allé te battre contre les Esclavagistes et le Cercle Noir ; si tu m'avais demandé, je t'aurais dit d'en rester loin, même les armes à la main. On ne combat pas ces gens avec une hache. Mais tu l'as fait, tu as vaincu, tu as montré la force de tes convictions face à ces vilaines personnes. J'ai aussi appris que tu t'entrainais à d'autres compétences afin de soutenir ta shizu. Tout le monde ne dit que du bien de toi. Mais tu es trop dur avec toi-même. Tu travailles et tu te bats ; quand prends-tu le temps de vivre ?
- Tu ne sais pas tout, mi.
- Yui, nu né sok fuu, nu né sok ce que tu ne dis pas. Dis-moi que tu as d'innombrables amis, que tu passes tes soirées à danser et chanter ; dis-moi que tu as fait de belles rencontres, que ton cœur bat d'un amour partagé. Raconte-moi ton plaisir à explorer l'Écorce, les observations que tu as fait de la faune et la flore, comme tu le faisais quand tu étais plus jeune ; raconte-moi ce que tu as trouvé dans les archives poussiéreuses ou en allant discuter avec les homins, ces histoires que tu glanes et qui illuminent ton masque. Peux-tu me dire tout ça ? As-tu pris le temps de faire ces choses, ces dernières saisons ?
Le masque du fils est plein de chagrin.
- Je suis seul, Mi. Seul au milieu des gens qui rient. Je m'entraine et nous ne parlons que de techniques de combats avec mes compagnons. Je cherche dans les archives et les rencontres de passage le moyen de lutter contre ceux qui déséquilibrent notre monde. Enfin, je trouve notre ennemi là où je ne pensais pas qu'il pouvait se nicher, et je dois le défaire sans blesser quiconque.
- Cela répond à ma question. Tu portes un poids trop lourd sur tes épaules. J'en suis responsable, et pour cela je te demande pardon. Je n'imaginais pas que tu en ferais tant, ce n'était pas ce que je voulais. Fii, je vais être plus directive. Que tu ne ressembles pas à ton père et aux siens me suffit ; tu n'as pas besoin de lutter contre eux. Pars loin de la Jungle, loin de ce que j'ai à réparer : ce ne sont pas tes affaires. Va dans un des autres pays, change encore de nom, trouve-toi des amis, des vrais. Et même, si tu veux devenir Ranger, comme tu semblais le vouloir fut un temps, vas-y ! Tant que tu ne renies pas les kamis, tant que tu restes hoministe, tu me combleras de joie.
- Je ne peux pas abandonner ma shizu comme ça, ils ont tant fait pour moi...
- Ukio, mais tu peux prendre des vacances et ralentir le rythme. Je ne pense pas que quiconque t'en voudra, et si quelqu'un t'en fait le reproche, envoie-le-moi, je saurais m'en occuper !
Pour la première fois depuis le début du jour, un sourire timide éclot sur le masque de son fils, alors qu'il l'imagine en train de réprimander les solides guerriers de sa shizu, elle toute menue et toute frêle. Ce sourire apaise un peu les inquiétudes d'Ylang Hao, qui sourit à son tour avec chaleur, rayonnante de l'amour qu'elle porte à son fils.
Le grand zoraï mange les galettes sans entrain, ignorant le regard de sa mère posé sur lui. Il est perdu dans ses pensées et son masque affiche clairement qu'elles ne sont pas joyeuses. Ylang Hao s'inquiète tout autant de cette humeur sombre de plus en plus fréquente que de son manque d'appétit. Il a toujours été gourmand ; si même ce petit plaisir ne lui amène plus un sourire...
Cela leur demande un effort à tous les deux de briser le silence. Elle, parce qu'elle doit lutter contre l'effroi qu'il commence à faire naitre en elle ; lui, parce qu'il ne peux plus supporter de n'être jamais à la hauteur de ce qu'il suppose être les attentes de sa mère. Enfin, Ylang Hao rassemble son courage :
- Tu as encore des soucis avec ton ami ?
Il repose sa galette, un peu surpris :
- Mon ami ?
- Le karavanier...
- Je n'aurais pas dû t'en parler. Né, il n'y a rien.
Cependant, son masque tient un autre discours tandis qu'il repense au matis. À présent, c'est à dessein qu'Ylang Hao garde le silence, laissant son fils cheminer sans le brusquer.
- La dernière fois que je l'ai vu, finit-il par dire, j'étais en train de m'énerver après une fyros. Il a dû me prendre pour un barbare, ce que je suis de toute façon. Je ne pense pas qu'il me parlera à nouveau, après ça.
- Tu n'es pas un barbare, Nati...
- Cesse de m'appeler comme ça, je ne suis plus un enfant, et je ne suis pas nati !
Brutale explosion de colère. Ylang Hao se recule, se recroqueville, effrayée ; et son fils, face à la réaction de sa mère, se décompose complètement. En un instant, son courroux s'éteint, laissant place à sa honte :
- Mi... nu... guzu...
Elle prend quelques instants pour retrouver son souffle, ordonner ses pensées. Elle aurait envie de fuir au Temple, de se perdre dans les prières. Mais il ne faut pas se dérober, si elle veut l'aider. Elle comprend qu'il a encore plus besoin d'aide que les autres fois. Si elle veut le protéger du plus grand péril, alors elle doit tenir bon. Lorsqu'elle reprend la parole, sa voix est affirmée, même si sa posture trahit la tension qui l'habite :
- Fii, les mots ont du pouvoir, et tu le sais. Je t'ai baptisé de ces noms pour qu'ils te servent de point d'ancrage dans ta vie. Tu n'es pas ton père, ni personne de sa famille. Je t'ai dénommé Natikwaï afin de conjurer leur méchanceté, et Wa'laï pour que tu ne te perdes pas dans les ténèbres. Je t'ai donné le suffixe de mon propre prénom en espérant te transmettre un peu de ma foi, et celui de ton grand-père pour que son esprit te donne la force qui m'a souvent fait défaut. Je t'ai donné mon nom de famille, car si les Sen-Siang n'étaient pas parfaits, ils ont toujours respecté les valeurs zoraï et honoré les kamis. Quand tu me dis que tu es un barbare, comment puis-je l'accepter ? Je préfère conjurer le sort que tu te lances en te rappelant ton identité.
- Mon identité ? Tu oublies la partie qui ne vient pas de toi. J'ai l'impression de lutter contre elle sans cesse, ces derniers temps. Et plus je lutte, plus je la nourris !
Ylang Hao acquiesce du masque :
- Très certainement. Le Vide se nourrit du Vide. Kyo mayu kyo. Si tu le sais, pourquoi le fais-tu ?
- Si je baissais les bras, le Vide gagnerait aussi. Il gagne toujours, quoi qu'on fasse.
- Ce n'est pas vrai. As-tu perdu le chemin vers les kamis, pour ne plus trouver d'autres façons de voir le monde ?
Son fils, cette fois, retient à temps ce qu'il s'apprête à rétorquer. Elle le voit bouillonner, ouvrir la bouche pour parler, puis la refermer, serrer les dents. Au fond d'elle-même, elle se demande si la fréquentation de ce karavanier n'est pas le déclencheur de ces histoires. Elle le trouverait bien pour lui dire deux mots, si seulement elle savait de qui il s'agissait. Mais elle ne questionnera pas son fils pour le moment, elle n'ira pas non plus discuter avec le chef de guilde de son fils ; il faut d'abord que son enfant adoré revienne un peu vers la lumière, ou ils le perdront complètement. Et puis même si le karavanier est le déclencheur, il n'est pas la cause. La cause du vide qui ronge son cœur, elle a une petite idée de ce que c'est, et c'est un problème qui demanderait le soutien des prêtres et des Sages. Le voyant lutter avec succès contre la colère qui menace toujours de le submerger, Ylang Hao reprend avec douceur :
- Je te l'ai déjà dit la dernière fois. Je suis fière de toi, de tout ce que tu as réalisé depuis que tu es revenu sur le continent. Tu as travaillé dur, yui, et tu es en train de devenir un grand guerrier. Tu passes un temps infini à répondre aux demandes des kamis, tous font l'éloge de ta dévotion, et tu as même reçu la bénédiction réservée aux plus fidèles. Tu as accompli la difficile tâche que Plemus t'avait confiée ; je le sais, bien que tu n'en ai pas parlé, et je ne peux qu'imaginer à quel point cela a été difficile pour toi. Tu es allé te battre contre les Esclavagistes et le Cercle Noir ; si tu m'avais demandé, je t'aurais dit d'en rester loin, même les armes à la main. On ne combat pas ces gens avec une hache. Mais tu l'as fait, tu as vaincu, tu as montré la force de tes convictions face à ces vilaines personnes. J'ai aussi appris que tu t'entrainais à d'autres compétences afin de soutenir ta shizu. Tout le monde ne dit que du bien de toi. Mais tu es trop dur avec toi-même. Tu travailles et tu te bats ; quand prends-tu le temps de vivre ?
- Tu ne sais pas tout, mi.
- Yui, nu né sok fuu, nu né sok ce que tu ne dis pas. Dis-moi que tu as d'innombrables amis, que tu passes tes soirées à danser et chanter ; dis-moi que tu as fait de belles rencontres, que ton cœur bat d'un amour partagé. Raconte-moi ton plaisir à explorer l'Écorce, les observations que tu as fait de la faune et la flore, comme tu le faisais quand tu étais plus jeune ; raconte-moi ce que tu as trouvé dans les archives poussiéreuses ou en allant discuter avec les homins, ces histoires que tu glanes et qui illuminent ton masque. Peux-tu me dire tout ça ? As-tu pris le temps de faire ces choses, ces dernières saisons ?
Le masque du fils est plein de chagrin.
- Je suis seul, Mi. Seul au milieu des gens qui rient. Je m'entraine et nous ne parlons que de techniques de combats avec mes compagnons. Je cherche dans les archives et les rencontres de passage le moyen de lutter contre ceux qui déséquilibrent notre monde. Enfin, je trouve notre ennemi là où je ne pensais pas qu'il pouvait se nicher, et je dois le défaire sans blesser quiconque.
- Cela répond à ma question. Tu portes un poids trop lourd sur tes épaules. J'en suis responsable, et pour cela je te demande pardon. Je n'imaginais pas que tu en ferais tant, ce n'était pas ce que je voulais. Fii, je vais être plus directive. Que tu ne ressembles pas à ton père et aux siens me suffit ; tu n'as pas besoin de lutter contre eux. Pars loin de la Jungle, loin de ce que j'ai à réparer : ce ne sont pas tes affaires. Va dans un des autres pays, change encore de nom, trouve-toi des amis, des vrais. Et même, si tu veux devenir Ranger, comme tu semblais le vouloir fut un temps, vas-y ! Tant que tu ne renies pas les kamis, tant que tu restes hoministe, tu me combleras de joie.
- Je ne peux pas abandonner ma shizu comme ça, ils ont tant fait pour moi...
- Ukio, mais tu peux prendre des vacances et ralentir le rythme. Je ne pense pas que quiconque t'en voudra, et si quelqu'un t'en fait le reproche, envoie-le-moi, je saurais m'en occuper !
Pour la première fois depuis le début du jour, un sourire timide éclot sur le masque de son fils, alors qu'il l'imagine en train de réprimander les solides guerriers de sa shizu, elle toute menue et toute frêle. Ce sourire apaise un peu les inquiétudes d'Ylang Hao, qui sourit à son tour avec chaleur, rayonnante de l'amour qu'elle porte à son fils.