ROLEPLAY


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#1 [fr] 

Garder un masque égal. Résister à l'envie de mettre son casque pour se laisser aller à ses émotions. Plus tard.

Pour le moment, il n'y avait pas la place pour ça. Il avait des devoirs à remplir, des gens qui comptaient sur lui. Il ne pouvait pas craquer. Pas maintenant.

Le répit avait été de courte durée. Pendant quelques semaines, il avait cru que l'espoir était permis. Quelques semaines de pur bonheur, où il s'était permis de rêver. Les kamis n'aiment pas les rêveurs, il le savait depuis longtemps. Du jour au lendemain, la situation s'était dégradée, et puis... Et puis l'inévitable était arrivé.

Les souvenirs d'Haokan étaient flous, et il n'avait aucune envie d'aller les explorer. Zhen avait été malade. Probablement une des cochonneries qu'il prenait. Haokan s'inquiétait de ce que le malaise de son mari ne passe pas et comment gérer les overdoses des drogués ? Autant demander à un autre drogué. Feinigan étant le plus proche, il était allé le voir, laissant Zhen aux bons soins du barman...

Feinigan n'était plus en état de répondre à la moindre question. Il y avait près du chevet une lettre, à son nom. Haokan avait mis un moment à la voir. Combien de temps était-il resté là, près du lit, figé, tétanisé face à l'immobilité macabre de son ami, tenant cette main trop froide et trop rigide dans la sienne ? Un temps infini, c'était certain. Cela avait été douloureux de se remettre en mouvement, de détacher son regard du visage du tryker. Cette expression, sur ses traits, allait hanter ses nuits.

Il avait pris la lettre, certain que Feinigan avait trouvé une dernière blague à faire. Si ce petit con pouvait se réveiller en criant "surprise !".

Mais il n'y avait aucune chance que cela arrive.
Lettre de Feinigan à Haokan
Désolé, mon chou.

J'ai tourné ça dans tous les sens, mais je me suis dit que tu m'en voudrais encore plus si je disparaissais sans que tu saches où j'étais, ou si je laissais un autre s'occuper de ça. Et puis il n'y a qu'à toi que je fais vraiment confiance. La famille, c'est sympa, mais les miens ne sont pas du genre à respecter les dernières volontés.

Ne laisse pas ma graine de vie tomber entre leurs mains. Entre les mains de personne. Juste toi. Elle t'appelait Mayu'kyo, si tu te souviens ; et il n'y a que mon mayu'kyo préféré qui peut comprendre. J'ai prévenu d'autres gens, tu auras sans doute des alliés, mais ne fait réellement confiance à personne. Je ne veux pas être le jouet de ce genre de blague, mais tu sais les gens que j'ai pu taquiner au fil du temps ; certains pourraient trouver l'occasion irrésistible. Ou pire, penser bien faire.

N'en veux pas trop à Canillia. Merci au passage d'être allé la chercher ; j'aurais été trop déçu de partir de ce monde sans goûter une seule fois à ses cocktails. Elle pourrait faire fortune comme dealeuse, si elle abusait un peu moins de ses produits. Son truc m'aura donné le petit coup de boost pour finir ce que j'avais à faire. Mais Gami n'allait pas attendre éternellement son dû. Faut bien payer un peu, parfois...

Je ne t'abandonne pas complètement, promis. J'ai laissé dans ton placard un coffre, au fond, derrière tes vieilles fringues que tu ne te décides pas à virer... Ça devrait t'occuper pendant quelques années. Ouvre-le quand tu te seras débarrassé de mon corps. Attends pas des années non plus.

Pour le reste, y'a tout ce qu'il faut dans l'armoire près de l'entrée. J'te laisse fouiller. Si tu lis les lettres que j'ai prévues pour les autres, veille à bien refaire le cachet, hein ? Qu'ils aient pas l'impression que t'as été indiscret.

J'ai pas souffert. Promis. Tu me connais, je suis pas con à ce point. C'est Néjimbé qui m'a filé l'idée. Elle m'a raconté une blague terrible l'autre jour, j'ai cru que j'allais mourir de rire, et là j'ai compris que c'était la bonne mort. Mourir de rire, c'est la meilleure. Et je suis certain que personne n'a parié sur ce genre de fin ! N'en veux pas non plus à Zhen de m'avoir fourni de quoi me poiler jusqu'à la fin ; il savait pas ce que j'avais en tête. Si tu veux rire aussi, demande à Néjimbé de te raconter la blague. Mais ne la laisse pas seule avec moi, hein ? Elle est capable de tout.

J'ai une dernière volonté (en plus des dispositions funéraires, on en a causé, tu sais quoi faire). C'est même mon dernier ordre. Reste loin du Promontoire du Vide. Si ça te titille, bois une bière à mon souvenir, okal ?

Et n'abandonne pas les enfants. Ils n'y sont pour rien, ils ont encore besoin de toi même s'ils commencent à être assez grands pour faire leurs bêtises tous seuls. Mais il faut encore un Wawa qui les réconforte quand ils se brûlent à jouer avec le feu.

Je t'aime, mon chou. J'aurais voulu te rendre heureux encore des années, mais ça, ce sera le boulot de Zhen à présent.

Vis.

F.

Zhen... Zhen malade au bar... Mais il n'allait pas mourir (et en se disant ça, Haokan avait senti une angoisse terrible l'envahir ; est-ce qu'il allait lui aussi mourir ? Était-ce le retour de sa malédiction ?). Zhen allait se débrouiller tout seul, sur ce coup, à assumer d'avaler toutes les cochonneries du Cercle Noir, des Illuminés et d'on ne sait quelle autre bande de toxicos.

De façon mécanique, Haokan avait préparé le corps selon des instructions reçues bien longtemps auparavant. Il avait dû s'y reprendre à plusieurs fois pour arriver à incanter le sort, mais il y était arrivé. Puis il avait rangé l'appartement et fait un grand ménage. Il avait trouvé, là où Feinigan le lui avait indiqué, une pile de lettres et quelques feuilles de diverses instructions. Il n'y avait qu'à les suivre, sans se poser de questions. Le tryker d'habitude si bordélique avait été un modèle d'organisation sur le sujet, et Haokan lui en était reconnaissant. Arrêter de penser, il savait faire, c'est ce dont il avait besoin pour le moment, d'autant qu'il n'y avait rien de neuf dans tout ça. S'enfoncer dans un grand néant, le masque vide, repousser aussi longtemps que possible les émotions...

Edité 2 fois | Dernière édition par Haokan (il y a 1 an). | Raison: correction de coquilles

#2 [fr] 

Il n'avait rien dit à Zhen sur le moment. Il avait traîné son démon d'époux à son appartement, avec une bouillotte et une théière pleine. L'Illuminé n'était pas en mesure de se rendre compte du trouble du kamiste, de toute façon.

À la pile d'izams à envoyer, Haokan avait ajouté une lettre pour Gicha Cirinia*, pour qu'un des leurs vienne s'occuper des excès de son cher mari. Zhen avait couiné contre cet abandon, mais ce n'était pas possible de tout gérer en parallèle. Une fois qu'il serait de nouveau en état... il lui expliquerait.

Le plus dur avait été de l'annoncer aux enfants. Tous les autres étaient des adultes, les lettres écrites en amont par Feinigan suffiraient (et les kamis savaient quelle sorte d'horreur il avait pu écrire à certains...), mais les enfants... Il s'était rendu à la maison de Crystabell, les avait réunis, leur avait expliqué aussi sobrement que possible, résistant encore plus à son envie de mettre son casque. Il leur devait de tenir, de leur montrer sérénité et stabilité. Ils avaient pleuré un peu, tous, et posé des questions gênantes.

Le pire était évidement venu de Grigri :
- On peut le voir ?
- Né. Ce n'est pas un spectacle agréable.
- J'm'en doute, Wawa. Mais c'est juste... c'est dur à imaginer.
- On.. on verra, ukio ? Je vais devoir emmener son corps pour un dernier voyage, alors peut-être, on pourra se réunir sur la plage et ceux qui veulent pourront lui dire adieu avant qu'on parte.
- Tu l'emmènes où ?
- Je ne peux pas te dire, Grigri. Ça a un rapport avec ses croyances religieuses, mais il n'aimait pas que les non-initiés connaissent ce genre de choses.
- Le Dragon, pfff, je sais. Il a dit que je serais une grande prêtresse à mon tour, un jour !
- Que les kamis t'évitent ce destin... en attendant, c'est né. Si vraiment tu y tiens, ce sera la cérémonie sur la plage, mais pas plus. Et je ne veux pas discuter plus.

Puis il avait dû recommencer à la maison de Pyr, promettant aux enfants qui habitaient là une autre cérémonie à la Forge. La vieille fyros qui gardait un œil sur eux l'avait pris à part, avant son départ :
- Tu vas... faire ce qu'il voulait ?
- Je vais essayer, yui.
- Je ne suis pas en très grande forme pour courir et t'aider, mais je peux demander à une de mes petites nièces de t'aider, pour le Feu.
- C'est que...
- C'est une pyromancienne, quelqu'un de fiable, qui connaît les Anciens Rites.
- Ne le prends pas mal, Xymolaus, mais je n'ai pas une grande confiance envers... les vôtres.
- Assez pour me confier des gamins, mais pas assez pour brûler un corps ?
- Ni l'un ni l'autre... Mais je n'ai pas trop le choix pour les enfants et Feinigan, lui, te faisait suffisamment confiance pour ça, alors je m'en contenterai. Le reste, ça ne doit pas être si difficile.
- Tu n'as jamais allumé un vrai feu, zoraï. Et tu saurais encore moins le maîtriser. Accepte l'aide, si tu ne veux pas démarrer un nouveau Coriolis... ou te retrouver comme un idiot.
- ... j'y réfléchirai. J'ai d'autres choses à faire, avant, de toute façon.
Note HRP
* Gicha Cirinia : Cheffe de la tribu des Illuminés.

Dernière édition par Haokan (il y a 1 an). | Raison: correction de coquilles

#3 [fr] 

La Famille, comme les appelait Feinigan. Les gens des Ombres. Contrebandiers, espions, voleurs, magouilleurs, maître-chanteurs, dealers ; toute une faune des plus louches mais pour certains aux allures des plus respectables. Il y avait officiellement de tout. Des rangers, des maraudeurs, diverses tribus, toutes les nations. Des gens dont on oubliait rapidement le visage, d'autres qui étaient plutôt connus. Sans doute quelques personnes honnêtes, dans le lot ; quoi que selon les critères de Fei, ils étaient tous "honnêtes". Juste avec une conception de la morale et des normes très spécifique.

À la suite des lettres, ils étaient venus peu à peu saluer le corps, par un, deux ou trois, rarement plus à la fois. Certains présentèrent leurs respects à Haokan, quelques-uns le dévisagèrent comme une bête curieuse, la plupart se contentèrent de l'ignorer. Les plus proches lui témoignèrent une vraie sympathie. Wieny lui proposa même "de l'aider à écrire une grande épopée sur la vie de mon huluberlu de tonton, qui fera rire toute l'Écorce". C'était une bonne idée, mais Haokan n'avait pas vraiment envie de rire pour le moment. Plus tard, peut-être.

Néjimbé s'était attardée, alors que d'autres allaient et venaient. Ils avaient un peu parlé, entre deux visites. Haokan, en cette occasion, comprenait mieux pourquoi Feinigan avait toujours aimé passionnément cette zoraïe glaciale, presque inhomine. Il connaissait ce genre de masque. Il savait très bien à quel point le tryker avait dû gratter pour briser cette froideur... jusqu'à aller trop loin.

Sa curiosité le poussa à demander à l'homine :
- Tu lui a pardonné, finalement ? Ou tu lui en veux encore ?

Elle prit son temps pour répondre, son masque absolument inexpressif :
- Il avait besoin de courir. Et de ne pas rester trop près de mes affaires. Mais... je ne crois pas lui en avoir voulu longtemps. Il était difficile à haïr réellement.
- Tu veux dire, l'histoire de la dette, les menaces et tout... c'était pour de rire ?
- Pour l'occuper. Ça a marché en partie. Je suis tout de même soulagée qu'il nous ait rendu les divers documents qu'il avait volés. Je ne voulais pas le faire torturer réellement. L'énergie qu'il aurait fallu dépenser pour le faire parler et s'assurer qu'il dise la vérité, sans mauvaise surprise...

Haokan n'était pas sûr du tout qu'elle plaisantait. Il n'y avait que Feinigan pour voir de l'humour dans ce genre de déclaration. Ce qui lui faisait penser... Il lui demanda quelle sorte de blague elle avait pu raconter à Feinigan peu de temps avant sa mort. Cela n'évoquait rien à la zoraie, jusqu'à ce qu'il donne tous les détails qu'il avait.

- Ça... déclara Néjimbé. Une blague... Si on veut. Pour quelqu'un comme lui.

Elle lui narra alors ce qui s'était passé.

Dernière édition par Haokan (il y a 1 an). | Raison: correction de coquilles

#4 [fr] 

Néjimbé était arrivée un beau jour à Crystabell. Après quelques questions aux gardes, on lui avait indiqué une plage où, sans doute, le tryker devait buller. Elle s'y était rendue. Il était en train de pêcher, ou quelque chose du genre. Il semblait aller plutôt bien.

Elle lui avait jeté le rapport aux pieds :
- Qu'est-ce que CELA veut dire ?

Feinigan avait regardé le livret, lancé un regard pétillant vers Nejimbé, visiblement insensible à la température qui devait être passée en dessous de zéro depuis son arrivée, et avait souri :
- Tu veux que je le lise, mon glaçon ?
- Lis. Et explique-toi.

Il avait pris le document, l'avait parcouru, souriant de plus en plus. Puis il avait eu une crise de fou rire, qui avait dégénéré en une toux terrible. Néjimbé avait cru qu'il allait en mourir, pour de vrai, tant le tryker avait eu du mal à reprendre son souffle, expectorant un mélange de sang et de ce qui ressemblait vraiment à de la goo. Elle ne comprenait pas comment Haokan et Zhen pouvaient supporter l'odeur ; Haokan surtout avec son côté kamiste "je ne touche pas à ces choses".

(À ce stade du récit, qu'elle contait sans édulcorer, Haokan avait fait la moue, mais ne l'avait pas interrompue.)

Quand Feinigan avait finalement repris son souffle, de longues minutes plus tard, il avait déclaré :
- Ne... jamais... croire... les... drogués.
- Ça se confirme.
- Je ne parle pas de moi. Évidement que tu ne me crois pas, tu n'es pas folle. Mais Canillia... tes espions t'ont dit qu'elle s'injectait son produit, hein ? Elle nous en a fait la démonstration. Très impressionnant. Ça a complètement fait freezer Haokan, je crois qu'il a effacé ça de son esprit dans la foulée tellement c'était fou. Probable qu'elle voulait nous convaincre de l’innocuité de son produit. T'imagines un peu si j'avais fait pareil avec tout ce que j'ai pu vendre au fil du temps ?
- Feinigan, tu as goûté à tout ce que tu as vendu au fil du temps.
- Ouais mais bien après avoir arrêté d'en vendre. À visée thérapeutique, tu vois ? Nan nan nan, un bon dealer ne prend pas ses propres produits sauf s'il veut avoir une carrière très courte.
- Ne détourne pas la conversation. Le résultat.
- Écoute, si y'a de la goo dans mes médicaments, j'y suis pour rien. J'suis taré, okal, et ptet même un peu téméraire parfois, mais pas complètement idiot non plus.
- C'est parce que je n'ai aucune confiance dans tes capacités de raisonnement que je suis là. Ni en ta parole. Où est ton stock de sirop ?
- Tu demanderas à Hao... c'est généralement lui qui me l'amène et à ma connaissance, ça vient en direct des guérisseurs de la Théocratie.

Puis il s'était marré :
- Il m'a empoisonné à l'occasion, mais pas avec ce genre de truc. Il est trop coincé avec la goo. Nan, à mon avis Canillia a juste halluciné et pris de la sève pour de la goo ou un truc du genre.
- Je vais quand même refaire des tests de mon côté. Si j'apprends que tu t'empoisonnes volontairement, je te revends au Cercle Noir.
- Hey, doucement, ma reine des glaces ! J'te dis que j'y suis pour rien. Non seulement ça, mais j'y crois pas une seule seconde, qu'il y a de la goo dans mon sirop. Surtout active ; qui met de la goo active dans une drogue ? À moins de se planter à mort. C'est un truc d'apprentis alchimistes qui croient que ça marche comme ça, mais en général ils ne font pas long feu, ceux-là. Et même si c'était ce que Zhen m'amène par moment... Hao repasse derrière, il aurait sniffé si y'avait de la goo ou un truc comme ça. Vous, les zorais, vous êtes surhomins pour repérer ce genre de truc.
- Vu l'odeur qui plane autour de toi, Feinigan, aucune zorai ne pourrait savoir si ça vient de ce que tu prends ou de ce que tu es. Dans la Théocratie, il y a un moment qu'on t'aurait banni des villes.
- Je sais, je sais... heureusement j'y suis pas, hein ? Ici j'peux aller au bar, et la plupart des homins ne sont même pas indisposés. Y'a que les zorais qui grimacent. Et y'en a pas des masses à Crystabell. Mais teste ma fiole du jour, va demander d'autres échantillons à Hao... tu verras. Le produit de Canillia, il est plus fort qu'elle ne me l'a vendu. C'est pas pour me déplaire, ça m'a donné une patate d'enfer ! J'ai pu avancer sur plein de trucs qui patinaient ! Mais j'crois que ça a aussi fini d'activer l'action de la goo. Enfin ça a ptet pas de rapport. On s'en fout. En tout cas, elle avait dit "pas d'hallu", mais je te promets que j'en ai eues, et c'était fun. Je me sentais pousser des ailes, prêt à enflammer l'écorce, et tout. J'ai même écrit des supers poèmes à l'occasion ! Mais j'me suis rendu compte, quand je suis redescendu, que les écrire dans le sable ET sous l'eau, c'était pas vraiment une aussi bonne idée que ça m'avait paru sur le moment.
- Nous verrons.
- Les poèmes ? Aucune chance, du coup.
- La goo dans ton sirop !

***


- Et alors ? Quelqu'un a empoisonné son sirop ?
- Je sais que tu aimerais trouver quelqu'un sur qui balancer ta hache, Haokan. Mais non, il n'y avait rien. Soit ce n'était que l'échantillon que Canillia a eu, soit Feinigan avait raison, elle a fait ses tests en étant complètement droguée et s'est abusée elle-même. C'est probablement la bonne hypothèse.
- Je n'aurais pas aimé devoir soupçonner la Théocratie de trafic de goo.

Néjimbé ne répond rien à ça. Elle doute que le zorai soit aussi naïf qu'il le prétende ; il a suffisament vécu, et suffisament fouiné, pour savoir que les rapports entre la Théocratie et le Fléau sont des plus ambigüs. Elle n'est pas là pour parler politique, de toute façon. Mais, dans ce cas précis, ça n'aurait effectivement pas eu beaucoup de sens que les remèdes de la Théocratie soient empoisonnés.

Sauf, bien sûr, si quelqu'un avait voulu s'assurer que Feinigan n'en réchappe pas.

Dernière édition par Nejimbe (il y a 1 an). | Raison: plus de coquilles

#5 [fr] 

"Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là", maugréa-t-elle.
Sans même se donner la peine de l’ouvrir, elle posa la lettre scellée sur sa table, qui commença à éponger la byrh renversée de la veille.
"Et toub", râla t-elle en l’enlevant de la table. Elle entreprit de la secouer légèrement pour la sécher, pendant qu’elle réfléchissait.
S’il m’écrit, c’est sans doute pour une situation désespérée. Et puis s’il veut que je l’aide à soigner quelqu’un, il n’a qu’à contacter ‘Yum, directement. Où Tao-Sian, vu que l’autre est introuvable. Faudrait d’ailleurs que je m’occupe de savoir où il est, le ‘Yum. De toute façon, je suis la pire guérisseuse de toute l’écorce, à peine capable de réaliser quelques potions dont j’ai appris par coeur la composition...

Elle posa la lettre sur sa table de travail, pour terminer de s’habiller. Un bras qui ne fonctionne pas, c’est pas évident pour enfiler une kostomyx, et elle travaillait comme elle pouvait à couper et retailler de vieilles armures, pour arriver à un système plus adapté à sa condition physique. Jazzy lui avait promis une nouvelle ry-fabren, quand il aurait le temps entre deux crises conjugales, mais elle s’était bien vite rendue compte qu’elle serait incapable de l’enfiler en l’état, il faudrait des ajustements.
Puis sortant une dague, elle ouvrit finalement la lettre, qu’elle parcourut de l’oeil, avant de s’assoir, saisie par une bouffée de sueur.
Alors, ça y est. Un de plus qui succombe au fléau. Un imprudent de plus. Quoi qu’à son niveau, c’était au delà de l’imprudence. Comment savoir...

Eeri resta un moment immobile, assise dans son appartement neuf où régnait déjà une agréable odeur de byrh et de shooki. Elle posa la lettre et attrapa une fiole d’ocyx qui traînait là, qu’elle déboucha d’un coup de dents.

"Je ne saurai jamais maintenant si tu étais vraiment amoureux de moi, mon p’tit Feinigan… Ce jour de notre départ pour les Anciennes Terres, lorsque tu m’as embrassée… La question restera maintenant sans réponse…"

Sa voix résonna dans son appartement trop vide. Eeri eut une sensation bizarre et embarrassante, comme si elle s’était vue et entendue elle-même prononcer ces mots, de l’extérieur.
Elle se leva, et prit une gorgée d’ocyx.

Évidemment que non, pure provocation. Et de toute façon, ç’aurait pas été réciproque.

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Eeri
"Quand on a le nez trop près de la bouteille, on ne voit plus le bar"

#6 [fr] 

La lettre avait mis du temps à la trouver. Ou peut-être que c'était l'inverse. Mais n'empêche, quelle idée de lui adresser du courrier à son appartement plutôt qu'au bar, hein. Sûrement une idée d'Hao, ça : il n'avait pas voulu affronter la foule rieuse du bar, ou alors il avait des tas de lettres à envoyer et ne s'était pas posé la question des habitudes des destinataires. Enfin, ce n'était pas comme si ce genre de courrier appelait une réponse urgente non plus.

Krill relut la lettre une nouvelle fois. Fei n'avait même pas pris la peine de préciser qu'il serait définitivement mort lorsqu'elle la recevrait. En même temps, ce n'était pas une surprise vu le contenu de leurs dernières discussions, et la tête qu'il avait depuis déjà quelques années. Et puis elle savait lire entre les lignes. Et même si elle n'avait pas asticoté Zhen pour lui faire cracher le morceau un peu plus tôt, voir Grigri avec son yubo en peluche en public était une indication assez sûre qu'il y avait baldusa sous copeau.

La longue liste de qualificatifs plus flagorneurs les uns que les autres au début de la lettre était bien dans les habitudes de l'honnête commerçant. Sa façon de requalifier sans vergogne leur accord concernant les filles encore plus. Krill ricana : "Laisse tomber, Fei. J'ai dit qu'elles auraient un abri pour panser leurs plaies si elles en avaient besoin, et des conseils si elles en demandaient. Pour le reste, tu peux aller te brosser..."
Encore que, l'idée d'aller enquiquiner Zhen ou Hao chez l'un ou l'autre était tentante. Fei avait au moins tenu parole sur ce point : elle avait les adresses et les clefs. Elle rigola toute seule. Puis elle rangea le tout sur une étagère : il faudrait que les filles aient de sacrés ennuis pour qu'elle se décide à impliquer les deux énergumènes, tout aussi contre-productifs l'un que l'autre même si pas pour les mêmes raisons. Fichu Fei, il avait réussi à lui refiler des responsabilités...

---

Peu importe que la chope soit à moitié vide ou à moitié pleine, tant qu'on a le tonneau.

#7 [fr] 

Haokan avait trouvé Zhen au dernier endroit où le zoraï était censé se trouver : au bar d’Avendale. Il y avait une seule ville dans toute la Fédération que l’Illuminé devait éviter, et c’était là qu’il était. Le kamiste, lui, ne se sentait vraiment, vraiment pas la patience de supporter ce genre de provocation. Il ne voulait pas croiser sa mère pour le moment et encore moins gérer ses récriminations, mais Zhen semblait accro à ce genre d’agacement.


Haokan avait traîné Zhen hors de la ville, mais sa colère s’éteignait vite en voyant à quel point son aimé avait l’air pitoyable. Il était encore sous l’effet de ce… les kamis seuls savaient ce que c’était. Les Illuminés n’avaient pas résolu le problème. Visiblement, le remède proposé était une résurrection par les Puissances, et Zhen pensait ennuyer Lyren avec ça. Haokan s’était retranché derrière sa carapace. Puisqu’il fallait le faire, et puisqu’en plus Zhen méritait une bonne punition pour avoir encore joué avec les consignes, autant qu’il le fasse. Il l’avait exécuté.

Puis il s’était effondré dans le sable, certain que les Puissances ne le ramèneraient pas, qu’elles lui enlèveraient chacune de ses raisons de vivre, une par une, jusqu’à ce que le Vide s’installe à nouveau entièrement dans son cœur. C’est dans cet état que Zhen, frais comme un gardon après les bons soins de Jena, l’avait retrouvé quelques instants plus tard.

— Hao, je ne suis pas fait en parchemin, tu le sais bien. Y'a rien à craindre.
— Vous dites tous ça… Fei il disait qu’il était immortel… C’est pas juste ! Et faut forcément que ça arrive… dans un moment comme ça…
— Un moment comment ?

Haokan lui avait alors annoncé la mort de Feinigan, lâchant enfin les vannes dans les bras de son amant. Zhen l’avait réconforté, lui rappelant que le tryker n’aurait pas voulu tant de larmes. Il n’y avait d’ailleurs pas de quoi pleurer, Feinigan avait rejoint Gami, plus proche de la seule vraie Illumination que bien des homins. N’était-ce pas une raison de faire la fête ?

Haokan n’avait même pas envie d’argumenter. Ni de critiquer les croyances de son époux, pas dans un moment comme ça. Pour Zhen, Feinigan devait être un gami-ho puisqu’il avait été touché par la “bénédiction” de la goo. Que Feinigan ait eu d’autres croyances, d’autres ambitions, n’avait pas été concevable, et Haokan doutait même que le tryker en ait réellement parlé avec l’Illuminé, même si les scarifications sur son torse étaient une sacrée déclaration. Mais il y avait un truc de vrai. L’honnête commerçant n’aurait pas voulu des torrents de larmes, il voulait que les gens rient. Alors Haokan avait essuyé ses larmes, laissant les charmes de Zhen lui faire oublier sa douleur, pour un temps au moins.

#8 [fr] 

Haokan avait reçu l’appel à la guerre de son chef. Il avait remis son casque, enterré ses sentiments au fond de son cœur, fermé à triple tour la pièce où le corps de Feinigan reposait, et était parti faire son devoir d’honnête kamiste. Ensuite il avait répondu à une demande, puis une autre, essayant à travers l’action de ne plus penser.

Jusqu’à ce que Grigri le coince un soir, alors qu’il finissait de préparer le repas :
— Wawa ! Ça suffit maintenant !
— Hmm ? C’est prêt dans quelques minutes.
— Je ne parle pas du repas ! On doit dire adieu à Papa !
— …
— J’m'en moque ! J’suis la cheffe ici, et la cheffe, elle t’ordonne de l’amener demain soir sur la plage de Fairhaven ! On va faire cette cérémonie !
— Mais, Grigri, je n’ai rien préparé.
— Tu l’amènes, c’est tout. Le reste, on s’en moque. Et si tu le fais pas, je demande à Zhen de te forcer !

Grand soupir du grand bleu. Il ne doutait pas que l’enfant userait de tous ses arguments pour obtenir ce qu’elle voulait. Et techniquement, elle avait effectivement le petit badge disant qu’elle était la responsable de l’orphelinat ; une ancienne blague de Feinigan qui avait trouvé hilarant de donner ce titre à la plus jeune et la plus brisée des enfants à l’époque. Cela n’avait pas été une mauvaise chose, permettant à Gris de s’affirmer et de sortir peu à peu de sa coquille.

Et elle n’avait pas tort. Les sortilèges et la stance pour conserver le corps finiraient par se déliter et ce serait pire. Il ne pouvait pas fuir la fin de la corvée éternellement.
— Ukio, ukio… on fera un truc tout simple entre nous. Mais l’île, au sud-est de Crystabell, ce serait mieux, tu ne crois pas ?
— Ouais, si tu veux. Ça nous fera moins à nager, ça me va aussi.

Il s’était donc rendu sur l’île comme convenu, le corps embaumé de Feinigan sur un mektoub. Il aurait pu le porter dans ses bras, mais il allait ensuite avoir de la route à faire. Autant finir ce dernier voyage dans la foulée. Il avait été surpris de voir qu’il n’y avait pas que la petite dizaine d’enfants qui gravitaient autour de « l’Amicale Synarchique », mais aussi de nombreux trykers et des gens d’autres pays. Tout ce monde semblait avoir décidé de faire la fête ici… Déjà Grigri courait vers lui :
— T’es là ! Viens, on va le mettre par là.
— Mais… Grigri… pourquoi ces gens sont là ?
— Ho, ouais, attends, faut que je leur dise.

La trykette sauta sur une table tandis qu’Haokan posait son fardeau, elle prit un cornet pour faire porter sa voix fluette, et commença son discours :
— Merci à toutes et tous d’être là ! J’vous ai dit à tous d’amener de quoi faire un pique-nique, et de quoi boire, et de quoi faire la fête. J’espère que tout le monde a ce qu’il faut ! Mais j’vous ai pas dit pourquoi vous deviez venir. C’est en l’honneur de mon papa.

C’est parce qu’Haokan était tout près qu’il vit l’enfant serrer brièvement les poings, ses yeux un peu plus brillants. Mais Grisen avait une volonté féroce et n’allait pas flancher. Elle continuait, ayant à peine marqué une pause :
— Il part pour son dernier voyage, mais si y'a une vie après la mort, vous pouvez être sûr qu’il rendra tout le monde fou dans l’au-delà. Mon papa – Feinigan – c’était pas mon géniteur, que j’ai jamais connu, mais ça a été le meilleur père que j’aurais pu avoir. C’est pas drôle pour moi de savoir qu’il ne sera plus là pour m’apprendre à mettre du sel sur la queue des izams et à éviter les pinces des cloppers. Mais j’ai pas envie de pleurer, ce soir. J’ai envie de lui faire honneur, de montrer que j’ai bien appris ce qu’il pouvait m’enseigner, et puis le reste aussi. Papa, il aimait que les gens soient libres et heureux. Et les embêter, aussi. J’suis sûre que vous avez plein d’anecdotes sur les niches qu’il a pu faire et les bizarreries qu’il racontait. Alors, c’est sûr, il nous embête bien à nous laisser comme ça, mais j’suis sûre qu’il nous a laissé aussi de quoi se marrer ce soir. Alors, on fait la fête !

Elle sauta sur le sable, lâchant le mégaphone pour attraper un feu d’artifice, qu’elle alluma d’un geste expert devant la foule sidérée. Et tandis que l’engin explosait dans une gerbe de couleurs flamboyantes, quelques personnes se mirent à applaudir et à l’encourager, bientôt suivies par les autres. Le peuple des lacs et ses invités n’était pas du genre à rater une occasion de faire la fête, même si c’était pour un prétexte peu commun.

Haokan restait près du corps dans le charivari, éprouvant presque plus de peine que l’enfant à cacher ses larmes. Il ne pouvait pas mettre son casque pour dissimuler ses émotions, pas ce soir, mais il ne pouvait pas flancher non plus. D’autres portèrent des toasts à son vieil ami, quelques-uns partagèrent les méfaits dont ils avaient été victimes, les étranges marchés que le tryker pouvait passer ou encore quelques anecdotes savoureuses (voir indécentes) sur lui*.

Il sentit une petite main se glisser dans la sienne, puis une deuxième de l’autre côté. Grigri et Rena le regardaient gravement. Il se pencha vers elles, serrant les deux trykettes contre son cœur.
— Poko'i… il va falloir que je vous laisse la maison quelque temps.
— On sait, Wawa.
— Guzu…
— T’inquiète pas. On est grandes.

Étrange déclaration de la part d’une trykette de 10 ans, pas très haute même malgré les critères de sa race, presque rattrapée par sa cadette de 5 ans. Mais les yeux de Grisen montraient qu’il y avait bien longtemps qu’elle n’était plus vraiment une enfant, malgré les efforts que Feinigan, Haokan et Zhen avaient fait pour lui permettre d’être insouciante. Rena s’en sortait mieux, parce qu’ils l’avaient eue alors qu’elle n’était qu’un nourrisson, mais ce soir l’étincelle taquine dans son regard était éteinte.

— Vous êtes grandes, yui… Mais vous avez encore besoin d’un adulte de temps en temps. Sauf que…
— T’inquiète pas, j’te dis, Wawa. Y'a Krill, et puis Zhen, et puis y'a les grands aussi, et… bref, on sait ce qui est dangereux, comment survivre et tout. Va faire ce que t’as à faire, on sera là à ton retour. T’es juste le plus grand de ses enfants, Wawa, et le seul qui peut traverser la Route des Ombres pour le moment. Et nous, notre rôle, c’est de nous assurer que t’aie une maison où revenir.
— Ho, Grigri…

Oui, tout le monde était là ce soir, et nombreux étaient ceux qui tenaient à montrer leur sympathie. Gestes de réconforts, des plus expansifs comme Zhen qui manqua l’étouffer à force de le câliner, ou plus à distance, comme tous ceux qui savaient qu’Haokan était prompt à sortir la hache et s’agacer quand il se sentait trop sollicité.

Et c’était trop. Vraiment trop pour lui. Trop de monde, trop d’attentions, et aucune place pour exprimer son chagrin. Il finit par lever la bhyr qu’il avait dans la main pour demander la parole (glissée par un tryker soit facétieux, soit ne connaissant pas la répugnance d’Haokan pour l’alcool quel qu’il soit). Et se retrouva bête devant le silence qui s’installait. Il voulait juste se sauver, pas faire un discours. Il avait le pacte sous le bout des doigts, mais…

Une petite phrase de Feinigan, dans sa dernière lettre, lui trottait dans la tête. Une phrase qui répondait bien au moment présent. La dernière exigence du tryker.

Devant ses proches médusés, Haokan leva la bhyr plus haut, comme pour porter un toast au disparu, puis l’avala d’une traite. Il ne put retenir la grimace de dégoût et le frisson de son corps s’offusquant contre l’amer produit, mais Feinigan lui avait dit de boire à son souvenir quand l’appel du Vide serait fort, alors…

Et cela lui donna la force de parler :
— Ukio, ukio. À la santé… enfin… aux souvenirs de mon ami ! Qui aura été un enquiquineur jusqu’au bout. Je vais devoir vous laisser, un long voyage m’attend encore, avec notre invité d’honneur. Et né, je n’ai pas envie de compagnie. Mais il y a encore bokuu de bhyr et de victuailles, alors je vous en prie, continuez de faire la fête pour moi, pour que le rire nous accompagne sur ce début de route. Ari'kami d’être venus, tous.

Il réinstalla le corps sur le mektoub, partant en direction de la Loria. Zhen le rejoignit rapidement :
— Pas si vite, attends-moi. J’ai trop bu, haha, faut que tu me laisses un instant.
— Guzu, Zhen. Pas là. Je veux vraiment être seul. Ce qui veut dire sans toi aussi.
— Mais, zaki…

Haokan s’arrêta un instant, le temps que son mari arrive à sa hauteur. Il le prit dans ses bras, lui fit un grand moaï passionné, avant de le repousser avec tendresse :
— Guzu, zaki. Mais si tu viens avec moi, tu vas me distraire. Il y a bokuu de jours où c’est très bien. Mais là, j’ai vraiment besoin de faire ce dernier voyage avec… lui… Ukio ? De traverser ce chagrin pour qu’il ne reste pas éternellement avec moi, et de traverser Atys pour ça.

Le regard triste de Zhen était éloquent. Pourtant il comprenait aussi ce que demandait Haokan. Caressant son masque tendrement, l’Illuminé précisa :
— Ukio, c’est ton chemin. Si tu as besoin, tu m’envoies un izam. Même si c’est juste pour un câlin sur la route, d’accord ? Surtout pour un câlin…
— D’accord. Promis. Prends soin des enfants pour moi. Ne leur fais pas goûter tes bonbons ! Je reviendrai. Mais il va me falloir un peu de temps.
— Si tu tardes trop, je viendrais te chercher. Il ne voulait pas que tu déprimes.
— Je sais, je sais… Mata, zaki.
— Mata népuké.

#9 [fr] 

Il avait fait un détour par Avendale, le temps de charger le mektoub avec quelques packs de bhyr. Feinigan n’aurait jamais entamé un voyage sans avoir de quoi se désaltérer.

Avec soulagement, il mit son casque pour la traversée de la Loria. Promener seul un mektoub ici, puis dans la Masure de l’Hérétique, était assez difficile, mais Haokan avait besoin de se défouler et les prédateurs qui pensaient se faire un steak facile se prirent quelques coups de hache bien sentis.

Haokan ne ralentit qu’en arrivant vers le Trésor, dans le Jardin Fugace. Il s’arrêta là un bon moment, le temps pour son animal comme pour lui de se reposer un peu. Il repensait aux contes que lui et Feinigan s’étaient échangés ici. Le tryker l’avait traîné sur les traces de Jinovitch, défendant la théorie selon laquelle le tyran était devenu méchant uniquement à cause d’un amour manqué, et que de s’obstiner sans fin à aimer quelqu’un qui ne pouvait pas nous aimer en retour ne menait qu’à la tristesse, l’aigreur, puis peu à peu à l’expression de nos pires instincts. Le parallèle n’était pas très subtil par rapport à l’amour impossible qui brisait le cœur d’Haokan à cette époque-là, mais la manœuvre du tryker s’était retournée contre lui. Le zoraï avait pointé sa relation avec Néjimbé, qui de toute évidence ne voulait plus entendre parler de l’honnête commerçant.
— Mais noooon, c’est pas pareil avec Néjimbé ! Elle m’aime, je le sais !
— Elle t’a attaché dans une cave plusieurs jours, puis quand elle a fini par te laisser sortir, elle a payé des gardes pour te tirer dessus à vue si tu approchais de chez elle.
— De l’amour bodoc ! J’dis pas, ça pourrait prêter à confusion, mais je te jure, si elle fait ça, c’est que c’est une passionnée !
— Et toi tu es un passionné des ennuis. Laisse-la tranquille.
— Quoi, tu vas laisser ton matis tranquille ?

Oui, Haokan avait essayé. Il y était même plutôt bien arrivé. Où était-il à présent ? Il ne devait pas y penser… cette partie de sa vie était finie. Mais le pincement de cœur était encore là, l’écho de cette souffrance qui l’avait poussé…

Avant que ses souvenirs l’entraînent plus loin, Haokan avait ouvert une nouvelle bhyr, se forçant à la boire en entier, puis lançant la bouteille en direction d’un javing.
— Au trésor de Jinovitch… que cela ait été un amour perdu, ou une folie bien réelle.

***


Son second arrêt avait été aux Chutes de Virginia. Haokan avait pleuré là un moment, ses larmes rejoignant celles des cascades, repensant à un moment bien particulier.

C’était peu de temps après leur escapade au-delà des Nouvelles Terres. Durant ce voyage au prétexte fumeux (Feinigan tentait d’éviter la colère d’un client mécontent et avait besoin d’un guerrier pour veiller sur ses arrières), le tryker lui avait fait du rentre-dedans… pas du tout de façon figurée. Il fallait ce niveau de finesse pour qu’Haokan ouvre les yeux, de toute façon. Il s’était laissé faire avec plaisir, il fallait bien l’avouer, et cette aventure avait été la première véritable lueur de bonheur après des années toutes plus sombres les unes que les autres.

Le marchand avait qualifié leur relation de tous les épithètes dévalorisants qu’on pouvait imaginer. Juste pour se détendre, rien de sérieux, fallait pas croire qu’il y avait des sentiments dans tout ça, ne pas commencer à s’imaginer des choses parce que c’était juste une façon comme une autre de prendre soin d’une relation d’affaire, etc, etc. Haokan y avait presque cru, jusqu’à ce que Feinigan « l’embauche » pour une escorte aux Chutes de Virginia. Là, devant le décor somptueux, le tryker s’était laissé allé à une pincée de romantisme sur la beauté du paysage, et il fallait bien l’avouer, il n’avait vraiment pas eu besoin de la hache d’Haokan pour se déplacer dans la zone. Et quand le zorai lui avait demandé si, par hasard, tout ça n’était pas juste une excuse pour se retrouver tous les deux dans l’endroit connu comme étant le summum du romantisme, Feinigan avait un instant perdu sa verve. Avant de la retrouver rapidement pour une de ses piques cruelles. Puis de faire machine arrière devant l’air peiné du zorai.
— Rêve pas, quand même, on va pas se marier. Bon… okal, j’avoue, on s’amuse bien, tous les deux. Mais va pas te faire de grandes idées hein ?
— Promis, je n’imagine rien. Mais je ne serais pas contre le fait de simplement profiter de la ballade avec toi, tu sais ?

Il avait fallu du temps pour que Feinigan lui avoue tenir à lui. Mais en y repensant, Haokan avait compris, bien avant ce moment, à quel point le tryker l’aimait. Ce n’était pas très difficile. L’un des grands secrets de Feinigan, qu’il cachait derrière ses taquineries parfois dures, était qu’il aimait tout le monde, et certaines personnes encore plus que d’autres. C’était sans doute une des choses qui les avait rapprochés… trop d’amour à donner, plus que ce que la plupart des homins ne voulaient, dans un monde où il était bien vu de découper les autres en rondelles.

Haokan jeta dans les Chutes un bouquet qu’il avait acheté en passant à Natae :
— À l’amour qui a parfois du mal à s’exprimer, et encore plus à être entendu.

***


Sa halte à Pyr avait été plus longue. Là aussi, il y avait un endroit que Feinigan arrosait de ses dappers durement arnaqués. Un autre orphelinat, récupérant les gamins des rues de Pyr, un endroit où ils pouvaient trouver la sécurité, un repas chaud, et au besoin, un peu d’aide pour aller casser la figure des nuisibles. La vieille fyros qui s’occupait de la place au quotidien rassembla la petite troupe à la Forge, comme promis. La cérémonie, ici, fut moins expansive et en comité bien plus restreint. Avec cette compagnie limitée, Haokan se sentit plus à l’aise pour faire un petit discours, qu’il conclut de cette façon :
— Pour vous qui saviez quelle passion Feinigan pouvait avoir pour le Dragon, vous vous attendiez peut-être à ce que la fin du voyage soit ici, purifié par le Feu Sacré qui brûle dans la Forge. Ce qui aurait été un peu trop facile pour lui. Hélas nous avons encore de la route à faire, pour honorer toutes les facettes de cette créature. D’après Feinigan, le Dragon était un être polymorphe, changeant, amoral par nature, capable du pire et du meilleur, dont l’essence ne pouvait qu’être devinée à travers les multiples histoires courant sur lui. Croire qu’on l’avait compris, c’était n’avoir rien compris. Une force impossible à dompter réellement, mais qui pouvait cependant être canalisée avec précaution et humilité, pour un temps plus ou moins long mais par définition impermanent, comme le feu. J’espère que parmi vous, la plupart se tiendront loin du chemin de fyrak, et suivront le chemin plus… prévisible… des kamis. Mais, s’il vous venait l’envie de le suivre un jour ou l’autre, souvenez-vous que Feinigan, qui suivait la Voie du Feu bien mieux que nombre de fyros, avait aussi réussi à se jouer des fyrakistes les plus malsains, ceux qui dénient aux autres le droit de vivre et de chercher la Vérité. Et si je prends l’un d’entre vous à frayer avec les mauvais homins, je serais d’autant plus dur avec vous que vous avez eu le meilleur guide possible pour trouver une voie acceptable.

Voyant qu’il s’était un peu emporté, Haokan reprit plus gentiment :
— Mais je n’ai pas de doute que Fei aie aussi su vous montrer que la voie du Feu est aussi celle de la passion et de l’inconséquence et qu’à tout prendre, vous vous amuserez plutôt avec ça.

***

Personne ne l’attendait et Haokan aurait pu, après Pyr, couper au plus court. Pourtant il prenait conscience que non, ici comme souvent, il fallait prendre son temps.

Son chemin l’avait conduit, sans surprise, à Dyron. Là, sur l’île au milieu du Lac, Néjimbé et quelques Ombres l’avaient rejoint alors qu’il se faisait griller des brochettes. Il n’y avait pas grand-chose à ajouter, mais certains partagèrent quelques histoires du tryker, des histoires qu’évidement chacun s’empresserait de nier si jamais un garde ou un représentant de la loi s’avisait de les questionner. Haokan, malgré son titre de Gardien de la Fédération et Béni de Ma-Duk, ne comptait pas ; après tout, il faisait un peu partie de la Famille depuis le temps, et en savait bien assez sur les affaires de ces milieux troubles pour avoir prouvé qu’il s’en moquait pas mal tant que personne ne souffrait.

Cela le toucha de prendre conscience à quel point ces homins étranges, un peu effrayants, l’avaient inclus dans leur groupe. Il n’avait pas vraiment envie d’être associé à leurs affaires louches, mais faire partie de « quelque chose » ne le laissait jamais indifférent. Il porta un toast en fin de soirée, buvant là encore toute une bhyr en l’honneur de Feinigan :
— À la Famille, qui a continué à soutenir mon ami, quand bien même vous l’aviez officiellement banni. Et aux Ombres, pour qui ne compte que ce qui est officieux, et pour qui la Lumière ne sert qu’à animer les Illusions.

***


La suite… la suite était difficile, et pourtant évidente. Feinigan lui avait expressément interdit de retourner au Promontoire du Désespoir. Mais le tryker avait aussi passé sa vie à démontrer que tout ordre, toute règle, devait être interrogé et qu’il fallait expérimenter la pertinence des limites.

Tandis qu’Haokan progressait dans le Nœud de la démence, puis dans le Havre de Pureté (passant bien au large de la présence kami et des tribus locales), il descendait à intervalles réguliers une bouteille. C’était sans doute la flagellation la plus absurde qu’il pouvait trouver, mais elle eut le mérite de le faire arriver complètement saoul au lieu-dit. Là, dans ce petit coin au silence assourdissant, face aux brumes pourpres du terrible fléau, il s’assit et pleura encore. Puis il se releva, et avec rage, lança une bouteille aussi loin que possible vers la barrière de goo :
— À la tienne, Gami ! C’était moi que tu devais prendre ! Moi !!! Pas lui ! Viens, espèce de traîtresse ! Méchante ! Monstre !

Gami ne jugea pas utile de lui répondre. Il passa la nuit là, puis au matin, continua sa route vers le Bosquet de l’Ombre.

***

Il laissa le mektoub près du kami du téléporteur, ignorant les grognements courroucés de la boule de poil face aux odeurs de goo de son chargement. Puis il vérifia tout son équipement de guerrier, laissant pour une fois son casque de côté… et rejoignit, à pied, le camp des Antekamis.

Il venait pour se battre, ses intentions étaient évidentes. La patrouille qu’il croisa hésita un instant, temps qu’Haokan mit à profit pour balancer un grand coup de poing dans le premier de la bande. S’ensuivit une mêlée générale ; comme souvent avec les Antekamis, l’un avait reçu un coup destiné au Kamiste, l’avait rendu à un autre, et tout le monde se battait contre tout le monde au bout d’une ou deux minutes.

— Attrapez-moi ce crétin ! hurla la cheffe de la patrouille.

Mais Haokan n’avait pas prévu ce genre de fin. Mordant, frappant, il agaça tellement ses adversaires que l’un d’eux finit par lui mettre un coup fatal.

Il se réveilla au pied du téléporteur. S’étirant douloureusement, il eut un petit rire :
— Y'en a qui doivent se faire engueuler, là…

Puis à l’adresse du corps silencieux sur le mektoub :
— Yui, je sais, c’était gratuit… Mais avoue que la tournée n’aurait pas été complète sans avoir pété le masque de quelques cousins.

Haokan reprit les rennes du mektoub, et passa le vortex, un peu ragaillardi.

#10 [fr] 

Il y avait du monde pour la cérémonie. La plage était bondée. Autant de concernés par les couriers envoyés que de curieux ignorants là pour profiter d’une occasion de faire la fête, car oui Grisen voulait que ce moment soit festif, si on en croit la quantité de bière qui venait d’être livré au brasseur improvisé sur la plage pour l’événement.
Pourtant, ni Ylang’Hao, ni lui n’avaient reçu le moindre courrier, ni la moindre annonce de la part d’Hao’Kan sur cette cérémonie. Heureusement que le Zoraï sous estimait la discrétion et la vitesse dont pouvait se répandre une nouvelle dans les lacs. Ou était-ce du fait que tout ceci le perturbait?

Quoi qu’il en soit, Jazzy était là, présent, une cinquantaine de mètres en retrait. Pourquoi? Il n’en savait rien lui même! Comme pour espérer avoir des réponses à ses questions. Jazzy avait souvent l’esprit préoccupé par les homins dont le comportement échappait à son entendement. Quelques uns en font parti, Zhen, Hao’Kan, MazéYum, Ki’Gan, Giasuki…
Alors que Grisen commençait son discours, Jazzy pouffa en pensant qu’il avait vraiment un soucis avec les Zoraïs. Personne ne prêtait attention au citoyen célèbre qui s’était posé à l’abri d’une pousse de Flyner dont la feuille était suffisamment basse pour dissimuler l’homin.

Qu’avait Feinigan en tête quand celui-ci défiait Jazzy au bras de Giasuki, reconnue dangereuse et recherchée par la Théocratie et la Fédération à l’époque?
Grisen expliquait en cet instant que Feinigan était bon bien qu’il aimait taquiner certaines personnes. Était-ce de la taquinerie? Ou Grisen est-elle encore naïve?
S’afficher dans le plus simple appareil sur la terrasse d’Avendale avec Giasuki pour provoquer la garde en s’exhibant sur des gestes obscènes. Quel imbécile de disait le commandant!
Suite à cela il s’était fait oublier auprès de la Fédération et des gardes, c’était une bonne chose. Son retour dans les lacs auprès de Zhen et Hao’Kan n’était pas de bonne augure mais Jazzy croient beaucoup à la seconde chance.
Bien que sa femme n’avait que l’idée de le tuer de ses main, persuadée qu’il était responsable de l’éloignement physique et spirituel de son fils, Jazzy avait tenté de prévenir, pour Hao’Kan, Feinigan et Zhen en les condamnant a s’exiler des lacs.
Encore une fois Jazzy pouffa car c’est finalement entouré du peuple tryker qu’il fera son dernier voyage, sous les yeux médusés des Trykeri la chope à la main.

Ses questions resteront à jamais sans reponse, et Jazzy le regrette déjà. Il avait compris, trop tard ce coup ci, qu’il fallait toujours rencontrer autour d’une bière ses ennemis pour comprendre leurs actes sans forcément les accepter…

Ce n’était plus nécessaire de rester plus longtemps, ce foutu tryker s’en était allé pour de bon et il ne voulait pas être vu ici. En reprenant son chemin, il vit Hao’Kan terminer une conversation semblant être sûr le ton de la gravité avec Grisen avant de partir avant tout le monde… c’était un moment difficile que Jazzy pouvait comprendre non sans difficultés.

Foutu Tryker ! Que t’était-il passait par la tête… ?
Ciao Tala…

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Jazzy Mac'Plantey
Chef de Bai Nhori Drakani
Commandant de Bai Trykali
Citoyen célèbre

#11 [fr] 

Quand Krill avait entendu Zhen et Grigri parler d’un pique-nique sur la plage, elle n’avait pas compris immédiatement à quoi ils pensaient. Ce n’est qu’en arrivant au lieu et au jour dits, avec la byrh d’Avendale promise, qu’elle avait percuté. L’adieu à Fei.
Elle avait haussé les épaules pour elle-même, posé le tonneau à un endroit confortable, et s’était installée en attendant de voir ce que ça allait donner. Connaissant l’honnête commerçant, y’avait une chance pour que ses funérailles soient un joyeux bazar. Une chance non négligeable même, alors elle allait rester un peu. Au moins aussi longtemps que durerait le tonneau.

La cérémonie avait finalement été aussi décalée que prévu. Avec du sérieux, des discours heureusement pas trop longs, et pas mal de rigolade. Surtout quand on était une Trykette du genre à rigoler de tout ou presque.
Haokan avait tenu le coup, plus ou moins. Krill l’avait vu suffisamment souvent au bar, vu qu’il y passait un temps considérable pour quelqu’un qui n’aimait pas la byrh, pour être capable d’estimer son degré de stress d’un coup d’œil. Et là, c’était élevé, très très élevé. Mais c’était marrant de voir qu’il n’avait pas mis son casque, et qu’il s’était efforcé d’être un point stable pour la marmaille présente. Krill avait été plus qu’un peu surprise lorsqu’elle avait découvert que Fei avait décidé de s’occuper d’enfants, et encore plus qu’il ait réussi à convaincre Hao et Zhen de lui prêter main forte. C’était un sacré exploit.

Et puis, Grigri l’avait trouvée, alors que le tonneau était quasi vide, traînant derrière elle une Trykette à nattes qui devait bien avoir… Krill était nulle pour estimer l’âge des enfants. Quatre ans ? Six ? Sept ? Plus jeune que Grigri, c’était certain. Et moins mature, aussi, ce qui voulait dire bien moins rigolote de son point de vue. Mais bon, elle avait plus ou moins promis que les deux pourraient trouver refuge et conseil auprès d’elle si elles voulaient. Et c’est comme ça qu’elle avait fait la connaissance de Rena qui, à vue de couette de Trykette, pouvait bien être la seule de toute la bande à avoir réellement pu appeler l’honnête commerçant Papa. Est-ce que les deux Zoraïs étaient au courant ? Bah, c’était leur problème, après tout.
Grigri avait fait une présentation enthousiaste et presque dithyrambique de sa grande amie, Rena avait été dûment impressionnée, et puis tout le monde avait fini par se séparer, non sans avoir fini le tonneau. Et Krill avait bien rigolé en entendant Grigri interdire à Rena de toucher à la byrh, et la petite qui protestait encore en partant qu’elle n’était pas si petite que ça.

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Peu importe que la chope soit à moitié vide ou à moitié pleine, tant qu'on a le tonneau.

#12 [fr] 

Sur la Route des Ombres, il avait fait un détour par chez les Pyromanciennes, afin de se ravitailler et de voir si la nièce de Xymolaus lui inspirait confiance. Au vu de ce qu’il transportait, elle se présenta d’elle-même, lui proposant un peu de compagnie.

— Je n’ai pas envie de compagnie. On peut se retrouver là-bas ?
— Je ne serais pas loin. Mais je serais surprise que tu restes seul pour la fin du voyage.

Elle resta à une centaine de mètres de lui tandis qu’ils remontaient dans la Forêt Insaisissable. Cela l’agaçait de la voir du coin de l’œil, mais ce n’était pas son territoire, et les Primes avaient leurs propres règles. Après les Basses Collines, elle fut rattrapée par un tryker à la tenue caractéristique des Chlorogoos, qui échangea avec elle un instant, avant de cheminer à son côté. Haokan croyait se souvenir que les deux tribus ne s’appréciaient guère, mais ces deux-là devaient partager une relation secrète qui aurait fait sourire Feinigan.

En arrivant à la Porte des Vents, il hésita. Il sentait le Vide frapper durement à son cœur. Une envie quasiment irrésistible de rester là, de ne plus bouger, jusqu’à ce que l’eau qui tombait du plafond le calcifie sur place, l’envahissait de plus en plus fort. Les deux autres se rapprochèrent pour voir ce qui troublait le zorai. Sous la pluie de sève qui cachait ses larmes, il murmura :
— Je ne sais plus… la salle de la Bague Noire, ou les Ruines ?

Les deux se regardèrent un instant, puis le tryker déclara :
— La Salle. C’est… c’était là que les rites se faisaient, et il y a moins de risque que les Façonneurs nous voient. Les Babes nous préviendront s’ils envoient une patrouille.
— Ukio. La salle, alors.

Avec effort, Haokan s’obligea à faire un pas, puis un autre, jusqu’à l’antique zone. Aujourd’hui, il avait l’impression d’entendre les voix des fantômes murmurer dans l’entrelac des collines, l’âme des homins morts ici tenir un concert sirupeux. Mais ce n’était peut-être que les lamentations des cutes et les feulements des vorax.

Il sortit de quoi allumer un feu une fois sur place, mais la Pyromancienne se mit à rire doucement :
— C’est un bûcher funéraire que tu veux, pas griller des guimauves… Laisse-nous gérer ça.

En quelques heures, ils avaient rassemblé une grande pile d’étranges morceaux de bois, à la couleur ambrée. De son côté, Haokan avait déchargé son mektoub, puis avait dénoué les bandelettes qui avait protégé le corps. Il contempla un long moment le visage de son cher tryker, figé par l’ambre de la stance. D’où est-ce que Feinigan avait trouvé cette méthode pour conserver un si grand “objet”** ? Peu importait. Au fil du temps, ce fouineur avait dû exhumer tous les secrets de l’Écorce, et pas uniquement les ragots douteux. Le sort avait bien tenu, les sceaux garantissant qu’il n’avait pas été trafiqué étant bien là.

Il posa enfin le corps toujours entouré de sa barrière d’ambre sur le bûcher finalement édifié.

— Ça ne brûlera pas ce genre d’ambre, Haokan, précisa la fyros.
— J’ouvrirai la Stance une fois le feu allumé. Il n’y a rien d’autre à faire ? Juste allumer le feu et attendre jusqu’à ce qu’il s’éteigne ?
— Cela va prendre du temps, mais oui. Tout est sécurisé, il n’y a aucune raison que cela brûle plus, et au cas où, nous sommes là.
— Né. Vous pouvez attendre dehors, mais pas ici.
— Mais…
— Allumez ce feu et FOUTEZ-MOI LA PAIX ! DEHORS !

Les deux fyrakistes échangèrent un regard. Ça ne servait pas à grand-chose d’argumenter avec cette tête de bodoc, tout le monde sur Atys le savait : quand il avait une idée en tête, difficile de le faire changer d’avis. La pyromancienne fit claquer son briquet, tandis que le chlorogoo marmonnait des phrases dans une langue antique, puis ils s’éloignèrent alors que les flammes léchaient le bois.

Haokan incanta le sort permettant à l’ambre de perdre sa rigidité et de s’ouvrir. L’odeur de goo devint immédiatement omniprésente, envahissante, se mélangeant à l’odeur de fumée de l’étrange bois et arrachant un hoquet nauséeux au zoraï. Retenant ses haut-le-cœur, il se dirigea vers les sacoches du mektoub laissées dans un coin de la salle (la pauvre bête ayant préféré se sauver au premier signe de feu, et personne ne l’ayant arrêté). Il fouilla sans trouver autre chose de pertinent que l’alcool. Au point où il en était… Il vida quelques bouteilles, sans que l’odeur de la bhyr surmonte vraiment le reste, se mêlant à présent à une odeur de viande pourrie en train de cuire des plus saisissantes, ce qui l’acheva. Il dégobilla tout son repas de la veille et sans doute du jour précédent dans un coin de la pièce.

— TOUB, FEI !!!!

Un homin moins têtu qu’Haokan se serait sans doute sauvé à ce moment. Il s’acharna à rester, vidant une bhyr après l’autre en contemplant le feu grondant, sanglotant et criant entre deux crises cataleptiques.

***



Était-ce les vapeurs, l’abus d’alcool, la folie dans laquelle le zoraï plongeait ou… autre chose ? Alors qu’il était affalé à demi-inconscient près du bûcher à moitié consumé, il sentit une présence familière à ses côtés. Tournant la tête, il contempla un masque qu’il n’aurait pu oublier pour toute la zun du monde : les cornes brisées, la surface semblable à un bois mal poncé, remodelé. Et ces plaies suppurantes sur le corps de l’homine, dont l’ichor violacé traversait les habits…

Il ne dit rien d’abord, se contentant de fixer Celle qui ne pouvait être là, qui elle-même contemplait les flammes, son masque aussi serein qu’une vision de cauchemar pareil pouvait avoir. Puis il balbutia, l’élocution pâteuse de l’abus de bhyr :
— Tu es morte. Tu n’as pas pu…
— Bien sûr, Mayu'kyo. Mais la mort n’est pas la fin. Il n’y a pas de mort dans notre monde.

Le guerrier tenta de se relever, luttant contre la lourdeur de ses membres et le vertige qui le saisissait :
— Tu… ne l’auras… pas…
— Nous l’avons déjà eu.

Elle eut un rire discordant, de sa voix rauque qui semblait être celle de plusieurs êtres :
— Yui, nous l’avons eu… plus que nous ne pouvions l’imaginer.

Elle mit une pichenette sur le masque d’Haokan, qui s’effondra en poussant un cri de terreur à la vue des griffes violettes qui venaient de le toucher.
— Paix, Mayu'kyo, déclara l’une de ses voix. Nous venons saluer le Dragon qui s’envole loin de cette terre de souffrance… c’est tout.
— Tu… ne…
— Le garder ? Non. Ils sont nombreux, ceux que nous aurions voulu garder… Ils sont nombreux aussi à nous échapper. Et parce que nous sommes dans les Ténèbres, Mayu'kyo, nous pouvons te le dire : peu importe. Nous gagnerons à la fin. Ce ne sont pas les dernières graines de vie qui changeront quelque chose à ce destin.

Elle contempla le zoraï à ses pieds, étalé là dans une parodie de vénération uniquement dû à sa faiblesse présente.
— Il a été… magnifique. Il a payé le prix, pour toi et pour elles. Pour cela…

Elle pointa de nouveau une de ses griffes sur le masque d’Haokan, là où, d’après ce qu’on racontait, se cachait la graine de vie, et murmurante, déclara :
— Nous te souhaitons de rendre hommage à son héritage. Qui sait ? Peut-être que toi aussi, un jour, tu sauras comment t’envoler.

Le grand guerrier gémit de terreur, se sentant redevenir le petit enfant perdu face à la mort. Il ferma les yeux. Peut-être même s’évanouit-il. Quand il les rouvrit, un temps infini plus tard, il était seul.

Se sentant un peu plus capable de se mouvoir, il se releva et contempla le bûcher qui n’était plus qu’un monceau de braises. La chaleur était encore intense, rendant impossible le fait d’approcher.

Seul. Il était seul. Le corps avait été réduit en cendre, et Gami, si elle avait été autre chose qu’une hallucination, avait disparu. Haokan se releva péniblement, cherchant dans le bazar qu’il avait étalé là, jusqu’à trouver une bhyr qui lui avait échappé. Il en versa le contenu vers le brasier :

— Où que tu sois… j’espère que tu trouveras de bons trucs à boire.

L’alcool au contact des braises projeta une grande langue de flamme qui fit bondir Haokan, lequel n’avait pas prévu cet effet. Puis il éclata de rire face à ce qui ressemblait à une réponse de son petit dragon fou.

— Jusqu’au bout, hein…

#13 [fr] 

Le feu était éteint depuis longtemps à présent. Lorsque le chlorogoo et la pyromancienne s’approchèrent, ils virent le zoraï absolument immobile, uniquement vêtu d’un boxer, couvert de cendres de la tête aux pieds. Ils l’appelèrent, puis le secouèrent, sans arriver à déclencher la moindre réponse.

— Bon, on en fait quoi ?
— Ça fait trois jours qu’il est là, et va savoir depuis quand il n’a pas bu d’eau. À un moment ses kamis vont le rappeler.

Le mot “kami” sembla réveiller quelque chose dans la statue de chair. Haokan se releva, le regard vide, laissant sur place toutes ses affaires, et sortit de la salle, suivi par les deux homins qui n’arrivaient pas à avoir une véritable réponse.

Ils le suivirent tandis que l’endeuillé redescendait toute la route des ombres, évitant sans s’en rendre compte les divers prédateurs, toujours aussi catatonique par ailleurs. Ils s’arrêtèrent au vortex du Bosquet de l’Ombre, le laissant continuer son chemin, où qu’il aille.

— Ce type est vraiment timbré.
— Quoi, ça t’étonne ? Tout le monde le sait. Mais on en a eu une sacrée preuve.

***



Comment avait-il traversé les Primes, puis la Jungle ? Il n’en avait aucun souvenir. Mais le camp réveilla quelque chose en lui. Des homins se pressaient autour de lui, mais il était incapable de répondre à leurs questions, encore moins de les comprendre, en fait. Un mot, cependant, passa au travers de la brume dans laquelle il était.

“Zhen”.

Il s’y accrocha, criant à son tour :
— Zhen !

Et d’avancer vers le camp, où Zhen devait être… il fallait qu’il y soit. Les homins le guidaient, le faisaient entrer dans une tente, lui parlaient avec gentillesse. Ce n’était pas Zhen qui était en face de lui, mais une matisse. Il la connaissait… Impossible de se rappeler qui elle était, quel était son nom. Sa voix était douce, enveloppante, tendre. Comme aurait pu l’être la voix d’une mère. Évoquer sa mère fit bondir Haokan. Il ne devait pas être là ! Sa Mi ne serait pas contente !

Les mains qui l’entouraient se firent plus contraignantes, le forçant à se rasseoir, puis à ouvrir la bouche pour avaler le bonbon que la matisse lui glissa dans la gorge.

— Allons, Haokan, laisse-toi aller… Tu vas voir, tout va aller mieux d’ici quelques instants, susurra tendrement la matisse. Tu vas te sentir enfin en paix… une paix profonde.

Bercé par les inflexions hypnotiques et le discret sort qui l’enchaînait, Haokan s’abandonna enfin. Ici, il était en sécurité… ici, avec la famille de son zaki. Et Zhen allait venir. Il serait là à son réveil… Alors, tout irait totalement bien.
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